L’apprentissage de la conduite à l’ère des algorithmes

par 16 Déc 2021

La publication de notre interview de Laetitia Grail sur la transformation phygital de l’enseignement de la conduite a suscité de nombreuses réactions dont celle de Gérard Hernja.

Gérard Hernja est docteur en Sciences de l’Education. Il est actuellement chargé de recherche pédagogique à l’Ecole de Conduite Française et responsable de ECF le LEEM, laboratoire de recherche consacré aux problématiques de mobilité. Il est également membre du Conseil Scientifique du Laboratoire de la Mobilité Inclusive. Il est auteur de recherches sur les difficultés des élèves des écoles de conduite, sur les comportements à risques des conducteurs novices ou sur les pratiques pédagogiques des enseignants de la conduite.

Q : Bonjour Gérard Hernja, vous êtes l’un des rares chercheurs en France dans le domaine de l’enseignement de la conduite et vous avez-vous-même été enseignant de la conduite. C’est donc sur une base scientifique que vous réagissez aux propos de Laetitia mais également avec l’expérience de terrain.

R : Laetitia pose un problème de fond qui est l’adaptation de l’enseignement de la conduite mais plus largement de la prévention du risque routier à l’heure du digital. Elle se base sur son expérience de spécialiste des plateformes MOOC et de l’utilisation des données pour adapter le contenu pédagogique aux étudiants.  Pour elle, ce qui marche bien pour l’enseignement des maths devrait aussi aider à l’enseignement de la conduite… Ce qui, de mon point de vue, est juste, même si le contexte de l’enseignement de la conduite demande quelques ajustements, notamment par rapport à la spécificité de l’activité de conduite, à son caractère situé et à l’influence très forte des motivations et des émotions sur les prises de décision.  

Q : Laetitia pose la question des résultats au permis de conduire. Ce taux à peine supérieur à 50% est malgré tout problématique ?

R : Le taux de réussite global de l’examen du permis de conduire est aujourd’hui un peu plus élevé. Il se rapproche même progressivement de 60% pour l’épreuve pratique. S’il dépend de la qualité de la formation, il dépend également des territoires, avec par exemple des différences explicables entre la ruralité et les grandes agglomérations. Il dépend également des profils des élèves, sachant qu’il n’y a sans doute aucun autre examen accueillant une telle hétérogénéité des profils, sans aménagement conséquent des épreuves.

Mais les questions relatives à la conduite parfois problématique de ceux qui sortent de formation doivent dépasser le seul critère de la réussite au permis de conduire. Le permis en lui-même n’est à mes yeux qu’un des éléments, et pas le plus important, de cette tendance lourde qui fait que le jeune conducteur est globalement un conducteur à risque.  

De manière paradoxale, il est d’ailleurs loin d’être évident que ceux qui réussissent le permis de conduire à l’issue d’une formation courte aient moins d’accident, bien au contraire sans doute. Si l’on prend d’autre part l’exemple du genre, on sait à la fois que les jeunes-femmes ont des résultats inférieurs à l’examen pratique du permis de conduire, avec plus d’heures de formation et par la suite beaucoup moins d’accidents que les jeunes-hommes. Ces seuls éléments montrent déjà que la réflexion sur le risque des conducteurs novice doit dépasser celle de l’examen du permis de conduire.

Q : Cela voudrait-il dire qu’il n’y a pas de solutions pour limiter le surrisque des jeunes conducteurs à partir de la formation et du permis de conduire ?

R : Il y a des solutions mais il ne faut pas oublier que le permis de conduire est avant tout le résultat d’une formation et que cette formation est souvent singulièrement courte, avec une moyenne de 35 heures environ de pratique (20 heures au minimum) et une formation théorique qui fait de moins en moins le lien avec la pratique, qui se réalise le plus souvent à distance. Ce qui veut aussi dire que le digital ne doit pas avoir seulement l’ambition d’améliorer les résultats au permis de conduire et de raccourcir la formation, ce que vous voulez prendre en compte me semble-t-il avec Drivata. Il faut aussi prendre en compte le caractère couperet de cet examen qui ouvre subitement le droit de conduire seul, dans tous les environnements, même si des mesures l’atténuent un peu, à l’exemple du permis probatoire.

Q : N’est-ce pas paradoxal de juger cette formation trop courte alors même que son coût est singulièrement lourd pour les jeunes ?

R : On aborde ici deux aspects différents du problème. Le coût est incontestablement élevé pour l’élève mais la durée de la formation est tout aussi incontestablement trop courte pour le sensibiliser aux risques d’une activité aussi complexe que l’usage d’un véhicule automobile.

Une des solutions imaginées par les pouvoirs publics pour augmenter l’expérience des apprentis conducteurs tout en limitant les coûts a d’ailleurs consisté à promouvoir les différentes formes de conduite accompagnée, avec la possibilité pour un apprenti conducteur de multiplier les expériences avant même le passage du permis de conduire. Il faut savoir que l’accumulation des heures de conduite pendant la période de formation est un bon investissement, qu’elles soient enregistrées avec un enseignant de la conduite ou avec un parent dans le cadre structuré de la conduite accompagnée… Ce système fonctionne d’ailleurs plutôt bien, dans la mesure où il réduit le risque d’accident des conducteurs novices tout en permettant de maîtriser le prix de la formation et d’augmenter le taux de réussite à l’examen du permis de conduire.

Q : Laetitia parle de l’importance du continuum éducatif dans l’enseignement, cette conduite accompagnée en est-elle un élément ?

R : Oui, mais le continuum ne se limite pas au permis de conduire et à sa formation. Il est déjà effectif bien plus tôt, dès le primaire avec l’APER, ou encore au collège avec les ASSR 1 et 2. Il se met également en place après le permis de conduire, notamment avec le Rendez-vous post-permis dont en peut regretter qu’il ne soit pas obligatoire. Ce continuum éducatif demande cependant à être renforcé, notamment en direction des salariés des entreprises ou encore des séniors. Il pourrait également solliciter davantage les outils télématiques embarqués. Donc des marges de manœuvres existent.

Q : Quelle place réservez-vous au recueil et à l’analyse des données dans ce continuum éducatif ?

R : Il est aujourd’hui possible de construire des algorithmes d’intelligences artificielles pour détecter les risques en temps réel avec comme objectif de corriger les comportements problématiques, c’est la volonté de l’outil Drivata. Notre métier n’est pas de développer ces algorithmes mais d’accompagner ceux qui les construisent et les utilisent pour donner du sens aux données recueillies et les traduire en évolution positives et durables du comportement, que ce soit sur le risque routier ou sur l’écoconduite. Dans ce domaine nous sommes encore au début d’un mouvement de fond, un mouvement qui ne devra cependant jamais oublier que la conduite est une activité sociale qui demande des interactions entre ces conducteurs qui ne se limitent pas aux algorithmes.

Les algorithmes doivent créer du sens et ne font pas sens en eux-mêmes. Il s’agit de donner une direction et une signification à des actions qui restent encore du domaine de l’humain et qui doivent passer par l’éducation. Ce qui constitue de beaux défis pour nous tous et nous incite à combiner nos compétences.

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